Tu ne t’attendais pas vraiment à avoir de nouvelles de Mme Chovet, dans la mesure où tu as complètement raté votre première rencontre. Si on considère qu’une rencontre peut être « ratée ». Tu considère qu’une rencontre peut être ratée, et qu’elle l’est. Alors tu as été agréablement surprise de recevoir un courriel de sa part. Moins quand tu as constaté qu’il était également destiné à Saphirre, qui va donc faire partie de l’activité. Haha. On s’amuse ici. Tu as hésité à répondre une excuse minable du genre « je ne pourrai malheureusement pas être présente en ce jour pour raison personnelle tout à fait crédible et valable ». Tu n’as toujours pas pris de décision concernant Mordred et Saph. Tu passes régulièrement en revue les souvenirs que Mordred t’a partagés en essayant de définir si tu peux accepter ce qu’il a fait assez pour repartir sur de nouvelles bases avec lui. C’est douloureux et compliqué, et tu es perdue la plupart du temps entre ton amour pour elleux et le manque que tu ressens, et la réalité de son geste, ses implications dans la vie. Tu le crois quand il dit qu’il est désolé, il suffit de le regarder pour constater qu’il est sincère. Et ses souvenirs expliquent beaucoup de choses, à défaut de les pardonner. Tu ne sais pas si Mordred a parlé à Saphirre de ta visite, même si tu t’imagines bien que c’est le cas. Saph n’est pas venu.e te crier dessus d’avoir un peu plus brisé le cœur de son partenaire, mais ce n’est de toute façon pas vraiment le genre de la maison. Tu sauras sans doute aujourd’hui ce qu’il en retourne.

Parce que tu as décidé d’honorer le rendez-vous, pour plusieurs raisons : tu ne peux pas continuer à fuir Saphirre et Mordred, ce n’est pas optimal et si tu ne prends pas sur toi tu ne retrouveras jamais une vie normale. Autant te confronter à ellui dans un environnement cadré, et pas seul.e à seule. En plus, tu ne te vois pas refuser la convocation de Mme Chovet alors que tu as déjà foiré votre première rencontre. Si c’est un test – et c’en est surement un, sur plusieurs niveaux différents – tu as besoin de le réussir haut la main, cette fois. Si ça implique de travailler avec Saphirre… vous avez déjà fonctionné ensemble, votre rupture ne devrait pas vous empêcher d’être efficaces… pas vrai ?

Tu enfiles des vêtements confortables et chauds, mais pas parmi tes préférés. Tu ne sais pas à quoi exactement correspond une course d’orientation, mais les images que ça t’évoque sont celles de forêt, de boue et de transpiration, alors, si tu t’habilles toujours avec gout, tu ne le fais pas avec l’intention de briller ou de te mettre en avant, plutôt avec celle de survivre à la journée. Tu attaches tes cheveux fraichement colorés de rose et vert menthe pour ne pas qu’ils te dérangent, ne t’attardes pas trop sur le maquillage, et sors de chez toi avec assez de temps pour arriver cinq minutes avant l’heure du rendez-vous. La météo est clémente, le ciel dégagé et une odeur de printemps commence à monter dans l’air. C’est agréable, presque assez pour te faire oublier les nerfs qui te bouffent de l’intérieur à l’idée de revoir Saph pour la première fois depuis… mh. Puisque la formatrice est déjà là, tu te diriges vers elle et la salue.

- Bonjour Madame.

Difficile de savoir quoi dire de plus. Tu pourrais lui demander si elle s’est remise de son AVC, mais tu n’es pas certaine du comique de la blague et tu n’es de toute façon jamais familière avec les membres du personnel. Tu attends donc que Saph arrive avec le cœur qui cogne contre ta poitrine, entre hâte de læ revoir et terreur de ce que cette réunion va donner.

Oui, April, t’es en forme ? parce que l’arrivée de Saph provoque les émotions que tu avais prévu qu’elle provoque, mais en cinq fois pire au moins. Dans un autre contexte – un contexte de non rupture – tu aurais surement ri à sa réaction en te voyant, et à sa correction. C’est 100% Saphirre, pas de doutes. Iel est beaucoup plus familier avec Mme Chovet que tu ne l’es, et chacun de ses mots, même quand ils ne te sont pas destinés, réveille une vieille douleur qui ne s’était de toute façon pas endormie (si, ça a du sens, croyez-moi). Saph t’a terriblement manqué. Tu n’as pas cherché à læ revoir, parce que tu les associes trop, Mordred et ellui, et tu ne te vois pas avec l’um sans l’autre, alors tu n’as pas cherché à écorcher vos cœurs encore plus en allant lui reparler. Ç’aurait été trop cruel, passer du temps avec ellui sans Mordred. Autant pour lui que pour ellui. Donc tu as fait la morte. Tu commençais à être douée pour ça, avant le mail fatidique.

Tu aurais peut-être dû profiter des cinq minutes que vous avez eues seules pour prévenir Mme Chovet de vos liens, à Saph et toi. Ou de l’actuelle absence de liens ? non, ça ne trompe personne, tu es d’autant plus emmêlée dans vos liens depuis votre rupture, tu peines à t’en dégager et ils s’enroulent autour de tes membres sans pitié aucune et te lacèrent métaphoriquement les chairs. Yay. La formatrice vous a mis.es en marche, mais elle se doute que Saph avait quelque chose à lui dire. Quelque chose dans l’idée de ce que tu aurais du lui dire avant qu’iel arrive, probablement. Tu regardes là où tu marches pour te donner une excuse et ne pas poser les yeux sur Saphirre. Tu as pu læ voir quand iel est arrivé.e et ton cœur a manqué un battement. Iel dégage toujours quelque chose, une présence, et aujourd’hui iel a visiblement décidé de mettre ses atouts en valeur. Ouch. Voir Mordred t’a fait un choc, et voir Saph provoque une réaction similaire. Tu marches avec peine sur le fil de ta tristesse en essayant de ne pas sombrer dans le bonheur de læ revoir, pour la simple et bonne raison que ce bonheur n’est qu’une couverture pour un désespoir plus sombre encore quand la journée sera terminée et que tu seras à nouveau séparée d’ellui. D’elleux. Tu ne tardes pas à répondre à la formatrice, même si tu prends le temps de réfléchir à ce que tu vas dire. « Non, pas vraiment, parce que vous me demandez de travailler avec quelqu’un qui m’a brisé le cœur et à qui j’ai brisé le cœur également, donc bon, on a fait mieux pour commencer la journée vous comprenez. » ; « Parfaitement, je n’ai jamais été en meilleure forme, je pourrais probablement pardonner mes partenaires pour tout ce qu’iels ont fait dans leur vie, dénoncer des mages et garder des secrets capitaux, et vous comment allez-vous ? ». Tu te contentes de faire craquer ta nuque et d’essayer d’être sincère sans être pleurnicharde.

- Je pense que je suis au mieux de mes capacités.

C’est-à-dire vraiment pas beaucoup. Tu jettes un regard à Saphirre, sais que tu le regretteras quand ton cœur se serrera mais avec le besoin de savoir s’iel sera plus courageuxe que toi et dira la vérité à Mme Chovet. Elle n’abandonnera probablement pas l’exercice, mais au moins elle comprendra pourquoi tu es si renfermée sur toi-même, et pourquoi Saph a réagi comme iel a réagi en te voyant, et pourquoi vous avez l’air d’ignorer la présence l’um de l’autre. Tu as envie d’entendre sa voix à nouveau, mais tu sais quel effet ça aura sur tes nerfs. Tu as envie de tout arrêter pour parler avec Saph, lui exposer tes réserves et, plus positivement, ce que tu comprends du comportement passé de Mordred. Tu as surement besoin de brainstormer ça avec quelqu’un d’autre et iel serait læ parfait.e candidat.e pour t’aider à y voir plus clair. A la place, tu retiens tes larmes et tu lui lances des coups d’œil inquiets.

Il y a tellement de choses que tu pourrais faire : rire hystériquement, puis hyperventiler, puis te tirer en courant de cette situation vraiment pas confortable. Jeter ta chaussure à Saph pour l’inutilité totale, mais alors totale de son explication – que « Jo » ne manque pas de souligner avant de te refiler le bébé métaphorique. Trouver une flaque d’eau boueuse dans laquelle essayer de te noyer. Te mettre à pleurer. La dernière option et la première sont les plus pertinentes, pourtant tu choisis le professionnalisme et la maturité. Tu soupires. Fais la moue tandis que tu réfléchis à une formulation qui ne commencerait pas par « je pense que ce que Saphirre essayait de dire… » qui læ jetterait gratuitement sous le bus tout aussi métaphorique que le bébé, quelque chose qui convoie la difficulté de votre situation à toustes les deux sans tirer sur le mélodrame. Sans faire passer ça pour un drama inconséquent. Sans faire passer votre vous pour quelque chose d’inconséquent, même si c’est fini.

- Je suis désolée, j’aurais dû vous prévenir par retour de mail… disons qu’on vit une… rupture amoureuse… compliquée ? fraiche et compliquée. Et. Mh. J’ai conscience que ça a l’air… immature, dit comme ça. Mais je ne vois pas non plus d’inconvénient à… travailler comme ça. Je ne sais pas quel impact ça aura sur notre performance, mais nous sommes des adultes, nous pouvons… nous comporter comme tels.

Tu grimaces, c’est tellement peu assuré. Au compost la confiance en soi. Il n’y a plus personne pour maintenir le cap de la fierté, tu en es réduite à exposer ton linge sale devant une formatrice qui va juger lesdites performances, jugement desdites performances qui donnera ensuite lieu à un jugement sur ta légitimité à vouloir participer aux brigades de libération. Ton projet principal numéro 2, qui interviendra si tu survis au projet principal numéro 1. Que Saphirre t’a demandé de reconsidérer, ce que tu as fait, puis arrêté de faire une fois ladite rupture fraiche et compliquée consommée. Tu remontes tes mains dans tes manches pour planter tes ongles dans tes paumes de la façon la plus discrète possible, pas besoin que quelqu’un remarque ce que tu es en train de faire. Tu cherches juste à t’ancrer dans le présent pour pas te rappeler à quel point tu as envie de te rouler en boule et pleurer et dormir au lieu d’être éveillée 100% du temps, et te frapper le crâne contre un mur jusqu’à ce que ta mémoire t’échappe, et tout une liste, longue comme ton bras, de choses que tu préférerais faire plutôt qu’être là, à jeter des coups d’œil en biais à Saph, à crever d’envie de savoir comment iel va, à crever de peur de savoir comment iel va – bien : iel s’habitue à la rupture, n’a plus besoin de toi ; mal : tu ne veux pas qu’iel aille mal – t’ancrer dans le présent misérable, et essayer d’avoir l’air la plus professionnelle et adulte possible. Sauf que « désolée Madame j’ai l’air d’une loque parce que je pleure tous les soirs pendant des heures avant de m’endormir parce que j’ai mal au cœur parce qu’on m’a menti » c’est ni professionnel ni adulte. C’est privé, et c’est trop d’informations, et c’est… émotionnel. Pas la place pour l’émotif dans les brigades, il y a des choses plus importantes.

Sauf que. Ce que Saph est toi vivez présentement est une chose importante. A tes yeux en tout cas. Et vu la tête des siens, tu penses que c’est également son cas.

Tu ne lui as même pas dit bonjour. Iel est arrivé avec son énergie habituelle, et tu as été trop occupée à te battre avec ton cœur pour trouver le courage de læ saluer, et vous avez commencé à marcher et tu ne l’as pas salué, et tu ne lui as pas dit bonjour. Ça va te suivre toute la journée, tu as envie d’être capable de lui parler. Pas de parler par Mme Chovet interposée.

Tu inspires profondément, expires plus lentement. Tes yeux te piquent et ton cœur te brûle et tu as un nœud dans les tripes. Et Saphirre veut en parler. Et iel a raison, évidemment. Vous n’auriez pas été performant.es si vous aviez laissé les non-dits et la douleur vous distraire. Tu n’es plus en colère contre ellui depuis quelque temps déjà, donc elle ne se serait pas immiscée entre vous mais la peine qui te consume, le chagrin indéfectible, t’auraient peut-être empêchée de lui adresser beaucoup la parole de crainte de devoir entendre à nouveau sa voix, qui agit comme un rasoir sur ton âme.

Tu acceptes donc de… parler. Il n’y a que ça qui fera avancer la situation, tu en es consciente, mais tu as peur de ce que tu vas entendre. Et encore plus de ce que tu vas dire. Tu as fait souffrir Mordred avec tes mots, tu l’as vu très clairement, et tu ne veux pas faire souffrir Saphirre de la même façon. Devant un public. Mais Saph a l’air de faire confiance à Madame Chovet, donc tu essaies de convaincre que tout va bien. Ce n’est pas instinctif. Ça demande du travail, et un peu de lâcher prise. Et Dieu seul sait à quel point tu n’es pas accoutumée au lâcher prise. La question de la formatrice est immédiatement compliquée. Pourquoi tu es là, malgré la présence de Saphirre ? un peu parce que tu avais peur de faire faux bond à celle qui a organisé tout ça ; parce que tu n’as pas envie d’être mal vue en refusant une convocation alors que tu veux prouver que tu es volontaire et courageuse. Mais ça va plus loin que ça, pas vrai ? tu n’aurais pas eu le courage de lui demander de te trouver um autre partenaire, mais tu aurais pu… essayer de détourner la conversation jusqu’à ce qu’elle le fasse d’elle-même. Tu étais plutôt douée pour ça, jusqu’à il y a peu, détourner les trucs, obtenir ce que tu veux. Depuis que tout s’est écroulé dans ta vie amoureuse, ton sens du moi s’est effondré et il n’est que peu de choses qui ont survécu à l’avalanche. Contacter Joséphine Chovet a été le premier pas que tu as fait vers un retour dans la bonne direction, ça et le léger changement de couleur de cheveux. Une reprise de contrôle. Mais c’est faible : tu te comportes comme un chaton effrayé, tu n’affiches aucune confiance en soi, aucune hargne de vivre, et tu essaies désespérément de te faire apprécier, alors que tu ne te serais pas posé tant de questions quelques mois auparavant. Et pour ce qui est de ta couleur, pas la peine de prétendre que passer d’un bleu ciel à un vert menthe est particulièrement remarquable. Personne ne remarque la différence à part toi. Comme tu as attaché tes cheveux, tu ne peux pas passer tes mains dedans, tirer dessus ou les enrouler autour de tes doigts pour te donner une contenance pendant que tu réfléchis à une réponse appropriée et sincère.

Tu es présente. Alors que tu savais que Saphirre serait là également. Certes, tu as espéré qu’iel décommande. Mais tu n’as pas pris l’initiative de le faire. Tu es présente, Saph aussi. Qu’est ce que ça veut dire pour toi ? tu fixes le sol, prétends pour te réconforter que c’est par peur de buter sur un caillou ou de te prendre les pieds dans une ronce. Ça t’évite d’avoir à regarder Saph réfléchir. Ça t’évite de lire sur son visage le fait qu’iel est passé.e à autre chose ou qu’iel souffre encore de votre séparation. Tu tires sur tes manches, puis sur tes doigts, consciente du temps qui passe et de ton long silence.

- Je ne sais pas comment répondre à cette question… que je ne suis plus assez en colère pour éviter Saphirre ? que j’ai eu une conversation… instructive… ? avec Mordr—notre, mon ex, son toujours, partenaire ?

Tu serres tes bras contre ta poitrine. C’est trop compliqué, tu n’aimes pas ça. Qu’est ce que ça veut dire pour toi ? Tu n’as pas envie de lui donner de faux espoirs, tu ne sais toujours pas que penser et encore moins que faire, malgré les souvenirs partagés par Mordred. Mais peut-être que cette conversation pourrait… t’aider ? à prendre une décision. Tu inspires.

- Que j’ai eu une conversation instructive avec Mordred et que je ne sais pas où j’en suis, mais que je suis prête à… non… je ne sais pas. Ecouter ? sans m’énerver, et sans rien faire cramer, cette fois. A réfléchir sans l’influence de la colère. Peut-être…

Mais tu n’es pas venue dans l’optique d’avoir une conversation à cœur ouvert. Si ?

- Mais je ne suis pas là juste pour ça, je voulais vraiment participer sérieusement à l’activité.

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Saphirre veut parler. Tu l’écoutes en lui jetant des coups d’œil, réussi à fuir son regard jusqu’à ce qu’iel se mette à s’adresser directement à toi. A partir de ce moment là tu alternes entre vérifier que tu ne vas pas marcher dans une énorme flaque de boue ou te prendre les pieds quelques part, glisser et te ramasser, et regarder Saph. C’est particulièrement dur. Tu ne les as pas évité.es pour rien, tout ce qui les rappelait à toi te faisait souffrir alors les voir et les entendre ? ce n’était même pas envisageable. Enfin. C’était virtuellement envisageable, quand tu allais devant la porte de leur colocation pour fixer leurs noms et hésiter à frapper, avant de fuir dans une démonstration répétée de lâcheté. Quand Mordred a ouvert la porte avant que tu n'aies eu le temps de rentrer chez toi, ça t’a fait un énorme choc. Le voir dans un tel état n’a certainement pas aidé. Voir Saphirre… n’aide pas non plus. Tu as envie de faire demi-tour pour aller pleurer derrière un buisson. En particulier quand iel prononce les mots « passer correctement à autre chose ». Mordred t’a dit qu’il t’aimait toujours, et tu as essayé de forcer ton cœur à n’en avoir rien à faire – échec conséquent – mais entendre Saph dire qu’iel veut… laisser ça derrière ellui. Vous. Vous laisser derrière ellui. Ton visage se décompose. Et ce n’est pas juste, parce que c’est toi qui les a rejeté.es, c’est toi qui lui a dit de sortir de chez toi, c’est toi qui a tiré un trait sur vous, justement, qui a mis un stop à votre relation. Et iels ont accepté. Saph a réagi brutalement d’abord, mais iel t’a ensuite laissé du temps. De l’espace. C’est toi qui les a laissé.es tomber. Tu n’as pas le droit de sentir tout ton poids se loger au creux de ton ventre, te filer la nausée et chasser l’air de tes poumons. Tu récoltes ce que tu as semé, ni plus, ni moins. Et tu détestes ça.

- J’avais besoin de prendre mes distances, oui… j’ai toujours du mal à encaisser l’information. Merci. De m’avoir laissé du temps.

Pour l’instant, tu n’arrives pas à aligner d’autres mots, tu es déjà trop occupée à te battre pour que ton cœur ne déborde pas de ta gorge. Mais il va falloir, pas vrai ? Iel poursuit, et tu regardes le ciel avec détermination pour que les larmes ne coulent pas. Si tu commences à pleurer maintenant, tu n’es pas sûre d’être capable de t’arrêter. C’est encore plus dur à gérer qu’une crise d’angoisse, et tu ne peux pas prendre un anxiolytique juste pour planer et oublier que cette conversation a eu lieu. Qu’iel veut « passer correctement à autre chose ». Toi tu y arrives pas, pas vrai ? T’es coincée, bloquée, dans une spirale débile d’amour et de rancœur. Ça n’avance pas. Tu n’avances pas. Donc tu es là, à deux doigts d’éventer ton visage pour sécher les larmes avant qu’elles n’aient eu le temps de couler, comme si ça pouvait faire quoi que ce soit. C’est compliqué de gérer les larmes qui menacent de s’échapper, et ton expression faciale qui ne doit pas indiquer que ce qu’il restait de ton cœur vient d’être à nouveau réduit en cendres. C’est de ta faute, Saphirre n’a pas à culpabiliser pour quelque chose dont tu es responsable. Alors le mieux c’est de faire… Comme si de rien n’était ? ou de prétendre que tu en es capable, en tout cas.

- Je suis prête. A écouter, et à parler aussi, je suppose.

Mais à parler de quoi ? tu as été plutôt efficace, quand tu as appris en direct ce que Mordred et Saphirre te cachaient. Tu étais furieuse et blessée, et choquée. Très choquée. Tu as réagi sous le coup de la colère et de la surprise, de la violence de cette découverte brutale. Tu as été claire, tu ne voulais plus rien avoir à faire avec Mordred comme avec Saphirre. Tu pensais que ce serait définitif, que les revoir ne ferait qu’exacerber ta colère et donner de l’oxygène au feu qui s’est allumé en toi. Dans les faits ? ça tend plutôt à jeter de l’eau sur les braises, tu as vu Mordred et a été plus chagrinée de sa peine qu’énervée par les excuses qu’il a faites. Tu vois Saphirre, et ton cœur se désintègre quand iel dit vouloir passer à autre chose – ça reste coincé, ça ne veut pas partir, il va falloir que vous parliez de ça, pas vrai ? Tu glisses ta main droite le long de ton bras gauche et plantes tes ongles dans la partie molle de ton bras, entre l’épaule et le coude. Tu grattes, lentement, en espérant que la brûlure apaisera tes larmes en forçant ton cerveau à se concentrer sur la douleur physique plutôt que mentale, mais c’est loin d’être suffisant.

Maintenant que vous êtes redevenu.es silencieux.es, c’est au tour de la formatrice de parler. Et encore une fois, elle n’y va pas de main morte. Tu te concentres sur ça. Sur le fait qu’elle soit très directe, et que bien que ça t’ait décontenancée et inquiétée au début, tu penses que tu apprécies ça. Pas de risque d’être poussinée, pas de risque qu’elle te mente pour être gentille, pas de risque qu’elle vous laisse le choix d’avoir une conversation constructive ou non. Elle n’y va même pas en douceur, elle vous traine dans la bonne direction avant de vous demander où vous voulez aller. Ça tombe bien, parce que sinon tu aurais déjà rebroussé chemin. Elle parle de Mordred et sa conclusion te surprend tellement qu’elle te fait échapper un rire chevrotant. Mordred. « Pas le pire gars ». Si elle savait. C’est ça qui vous a attiré les ums aux autres, au début, le fait que vous ne soyez franchement ni agréables ni fréquentables. Un plan de business parallèle complètement foireux de ta part. Un vol de livre réciproque. Et le reste s’est fait de lui-même. Alors pas le pire gars ? ça t’amuse un peu, en dessous de toute la couche de peine que tu traines derrière toi comme un boulet. Elle n’a surement pas lu son dossier, parce que vu les choses stupides qu’il a faites – les choses stupides qu’iels ont faites ensembles, aussi – elle ne dirait probablement pas ça si elle savait.

Tu rapportes ton attention sur le reste, sur le sujet des anciens collabos que tu vas sans doute croiser fréquemment, du coup, et de ce problème à surmonter, et tu portes ta main gauche à ton front, meurs d’envie de détacher tes cheveux juste pour tirer dessus, t’occuper les mains. Pour compenser, tu appuies tes doigts, enfonces tes ongles un peu plus profond sans percer la chair pour autant. Tu expires profondément. Pas parce que tu es agacée, juste parce que tu as besoin d’expulser l’air rance de tes poumons pour prendre une nouvelle bouffée d’air frais.

- Je ne sais pas comment faire. Je ne sais pas comment avancer. J’ai dis à Mordred que je réfléchirais, parce qu’il m’a montré ses souvenirs et qu’il a objectivement des circonstances atténuantes… il a été éduqué comme ça. Je sais, ça, je peux… essayer de comprendre. Mais j’ai l’impression que je me trahirais moi-même si je passais au-delà. Ou que je trahirais la fille qu’il a envoyée en camps. Je suis coincée entre ça, le fait que je ne peux pas accepter, pas pardonner, et le fait que c’est la seule chose que j’ai envie de faire. Je ne sais pas comment dépasser ce dilemme.

Tu doutes qu’elle ait une réponse toute prête pour ça. Tu vas devoir trouver ta réponse toute seule comme une grande. Peut-être accompagnée d’une réponse de Saphirre, ou d’une réponse de Mme Chovet, mais probablement rien de plus qu’une petite poussée dans la direction la plus logique. La seule que tu veux envisager, c’est celle qui te conduit dans leurs bras métaphoriques. La seule que tu te refuses d’envisager, également, parce que comme tu l’as dit, comment tu pourrais la trahir ? Mordred s’en veut, tu le sais, et techniquement la seule chose que tu reproches à Saph est son implication dans le mensonge. C’est moins grave, plus facilement pardonnable. Mais tu ne peux pas en voir um sans voir l’autre. Ce serait trop cruel pour Mordred, et tu sais aussi que tu n’arriverais pas à ignorer le fait que son ombre planerait au dessus de vous en permanence.

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La question fait très mal. Elle est pertinente, difficile de prétendre le contraire. Encore plus difficile de prétendre que tu réussis à saisir tout ce qu’iel dit. Elle te résonne dans les oreilles, bourdonne dans ton crâne. Elle coulerait presque par tes yeux et les pores de ton visage, dégoulinerait sur ta peau, t’étoufferait. Tu prends de grandes inspirations. Alternes entre regarder le ciel pour faire retourner les larmes de là où elles viennent, et regarder Saph qui continue de parler. Tu comprends certaines choses, mais d’autres t’échappent. Tu ne l’interromps pas, parce que le flux de parole indique clairement que ces choses lui pesaient sur la poitrine et que la moindre des choses après l’avoir jeté de chez toi sans lui laisser le temps de se justifier serait de lui accorder la possibilité de le faire. Tu as laissé Mordred le faire, aussi douloureux que fut cette brève entrevue. Tu es capable de laisser Saphirre faire de même, même si ses mots glissent parfois sans trouver de prise.

Ce que tu retiens :
- Est-ce que tu te trahis toi-même en refusant de les fréquenter ? – la question la plus douloureuse qu’on t’aie posée depuis une éternité ;
- Mordred a un passé qui n’a aucun lien avec le vôtre. Il ne t’a pas dénoncée. Il n’est pas Lucas. La personne que tu connais aujourd’hui n’est plus celle qu’il a été et il ne t’a rien fait de mal ;
- Iels regrettent de ne pas avoir été honnêtes avec toi.

L’envie de faire demi-tour et d’aller pleurer derrière un tronc d’arbre qui te suit depuis que vous vous êtes mis.es en marche ne déserte pas. Mais tu as besoin de ça autant que Saphirre. Les remarques de la formatrice qui vous accompagne te parlent moins, probablement parce que tu es trop occupée à ruminer la question de Saph, à la tourner dans tous les sens, à essayer d’y répondre honnêtement. Tu as envie de dire que oui, que c’est se trahir soi-même que de ne pas suivre ce dont on a envie, en particulier quand l’envie se fait besoin presque vital. Tu dépéris depuis le live. Tu t’alimentes peu, ne sors que pour assister à certains cours et, si tu prétends tenter de reprendre ta vie en main, tu ne peux pas contredire le fait que tu n’y arrives absolument pas, et qu’une pseudo-couleur de cheveux différente soit insuffisant pour prouver que tu es passée à autre chose. Tu restes longtemps silencieuse, consciente que la conversation ne peut pas progresser sans toi, mais incapable de mettre tes idées en ordre plus vite que ça. Il y a des évidences qui s’imposent à toi :

- Saphirre et Mordred te sont vite devenu.es nécessaires et la vie sans elleux n’a aucun gout, aucun intérêt – bien sûr c’est ce qui se passe dans toutes les ruptures, mais te force à te questionner sur l’utilité de rester séparé.es ;
- Iels te manquent horriblement ;
- Tu n’as pas été capable de passer à autre chose ;
- Tu ne sais pas où tu en es.

Tu gardes ta respiration sous contrôle. C’est compliqué. Depuis que tu as dit à Saph de partir de chez toi, tout est pesant et le temps est gluant. Ta réflexion s’alourdit, ralentit. Tu as du mal à faire les connexions nécessaires. Comme si tu étais restée prisonnière d’un sort qui te colle à la peau et t’étouffe petit à petit. Ne pas hyperventiler prend une place énorme dans ta concentration fragile, rend difficile la réflexion.

Respire plus lentement. Quatre secondes. Pause. Inspires, six secondes. Pause. Est-ce je peux vivre sans Mordred et Saphirre sans me trahir moi-même ?

En quoi la plus grande trahison consisterait-elle ? pardonner ? refuser le pardon ?

Respire.

Tu n’as mangé qu’une tranche de pain aux céréales et une pomme ce matin, ça n’aide pas ton cerveau à se concentrer et à éviter d’imploser. Tu regardes Saphirre. Les larmes coulent. Tant pis.

- C’était vraiment nul de votre part de ne pas m’en avoir parlé.

Tu sanglotes et crains tout particulièrement que Mme Chovet te juge pathétique et décide de te laisser te démerder pour atteindre les brigades de libération sans te guider, parce que tu serais une perte de son temps. Tu n’as pas envie d’être une perte de temps. Tu sais qui n’est pas une perte de temps ? Saphirre et Mordred. Tu ne cherches même plus à dissimuler tes gestes, plantes les ongles de ta main droite dans ta nuque, presses de toutes tes forces dans la peau tendre entre ton cou et ton épaule, et griffes ton bras droit avec ta main gauche. Tu essaies de ne pas partir dans une crise, pas une seconde fois devant la formatrice en autant de rendez-vous. Tes ongles sont épaissis par la manucure, ils ne pénètrent pas la chair comme tu aimerais qu’ils le fasse.

- Est-ce que je dois …pardonner tout d’un coup ? je ne—je ne crois pas en être capable. C’est trop… trop soudain.

Respire.

Tu as vu ce que Mordred t’a partagé, et les commentaires de Saphirre à ce sujet ne font qu’aller dans le sens de tes propres réflexions. Tu ne peux pas tout pardonner immédiatement, mais tu peux comprendre, et c’est déjà plus que ce à quoi tu t’attendais. Tu as tes réserves, mais. Et le mais est important, il rend possible quelque chose après lui. Mais. Mais, mais, mais, mais. Tu laisses échapper un éclat de rire, avalé par un sanglot, qui s’étouffe tout seul. Tu n’es plus toi-même sans elleux, mais ta perception de toi-même ne devrait pas être conditionnelle de leur présence. Pourtant, la violence de la séparation et le vide intense qu’elle a provoqué, une fois que la colère s’est estompée, le trou noir infranchissable ont éteins quelque chose en toi. Tu regardes Saph.

- Vous me manquez atrocement.

C’est évident. Ça se lit sur ton visage, dans ta démarche, ta position. Dans ton angoisse qui déborde de toi, qui est surement communicative quand tu restes trop longtemps à côté de quelqu’un dans cet état. Tu ne peux pas dépendre d’elleux. Pas seulement parce que Mordred a dénoncé des mages et qu’il te l’a caché avec Saphirre. Parce que tu ne peux pas être ta propre personne si tu dépends des autres. Mais tu n’en es pas à ce stade de réflexion. Tu te serviras d’elleux comme béquille pour t’aider à rendre stable tes appuis quand tu seras capable de tenir debout. Pour l’instant, la question se pose difficilement : tu as besoin d’elleux, c’est indéniable. Mais pardonner ? il y a des choses à pardonner, des choses qui seront plus faciles à accepter que d’autres. Tu n’es même pas sûre qu’iels soient ouverts à quoi que ce soit. Mordred, si, il avait l’air de le dire. Mais Saphirre a mentionner vouloir passer à autre chose. Ce serait légitime. Tu t’effondreras sans doute si c’est le cas. Mais tu n’auras plus assez d’amour propre pour en avoir quelque chose à faire, ça fera tomber d’autres morceaux de toi dont tu ne veux pas te séparer.